Chronique marine #5

Encore à Salluit. Je suis de nouveau de quart à l'ancre, avec un vent à écorner les "beux". Nous avons maintenant le moteur en marche, à vitesse minimum, pour tenter de contrecarrer l'effet de dragage, puisqu'avec ces vents de 75 noeuds plus des coups à 90 noeuds, l'ancre ne peut pas tenir. C'est l'enfer... Ce fjord qui nous avait protégé depuis plus de 5 jours, agissait maintenant comme un entonnoir et focalisait ces mêmes vents sur nous.

Mon quart avançait lentement, avec des périodes de sommeil de seulement 5 heures à la fois, sauter une simple sieste rend tout plus difficile. Vers 23:00, je dois appeler le bonhomme, nous avons trop draguer, notre position devient précaire. Alors de nouveau nous relevons l'ancre pour nous repositionner. L'ancre à peine lâchée, que je reçois l'ordre de la remonter et de me présenter à la timonerie.

Là-haut, c'est la panique. Louis, le deuxième maître, et le capitaine tente de localiser sur le radar la barge qui était restée sur la plage. La combinaison d'une grande marée et de vents très forts l'ont fait partir à la dérive, et le premier maître et les gars qui étaient à terre depuis quelques jours, sont dans le plus gros des remorqueurs, surnommé le requin, pour rattraper la barge fugitive.

Ils la rattrapent, bien sûr, mais le vent, les vagues et le courant les empêchent de venir vers nous. Tout ce qu'ils peuvent faire, c'est du sur place. Nous devons donc aller à leur secours. Et nous devons faire vite, le remorqueur n'a pas beaucoup de franc-bord (hauteur au-dessus de la ligne d'eau) et les vagues embarquent à bord.

Lorsqu'ils sont enfin le long du navire, la situation devient vraiment périlleuse. Les vagues les poussent contre nous et ils sont secoués comme des marionnettes, ils risquent de se briser contre nous. Le navire tourne de bord pour les protéger des vagues. L'effet brise-lame n'est pas parfait, mais ils ont arrêté de cogner sur nous. Nous devons maintenant les arrimer les deux extrémités de la barge à deux grues de capacité de 12 tonnes pour pouvoir la lever. Ce n'est pas évident. Même avec la protection du navire la barge monte et descend sur notre flanc d'une dizaine de pieds. Et le navire se doit de continuer d'avancer à vitesse réduite pour conserver son angle contre les vagues. Nous sommes trempés jusqu'aux os et les gars sur la barge sont en situation précaire. Un crochet est enfin mis, l'autre tarde.

De la timonerie me parvient un message. Louis me dit de faire vite. Je réponds un peu sec que nous faisons notre possible. Sa réponse: regardes en avant! Je lève les yeux et la falaise se dresse devant nous. Même dans cette nuit infernale, je peux voir ce mur plus noir que le noir qui nous entoure. Le dernier crochet est en place, nous commençons à soulever la barge, le navire est immédiatement tourné dans l'autre direction. Ils nous faut encore remonter le requin, arrimer tout sur le pont et dans la lueur d'un jour gris qui commence, nous rentrons pour du café et un petit déjeuné. Le capitaine amène le navire hors du fjord, nous ferons des va-et-viens au large, jusqu'à ce que la tempête se calme.

Et un nouveau quart commence pour moi. Je suis si fatigué que j'engloutis des litres et des litres de café noir. Je fais dans la timonerie les cents pas, sortant sur la "wing" qui était protégée du vent, pour rester éveillée. Mais malgré cela, le peu d'ouvrage nécessité par ces conditions et la fatigue, je cognais des clous. L'homme de roue, Michel, n'était pas en meilleur condition que moi. Ce qui nous a sauvé de dormir sur la job, c'est le fou rire qui nous a pris quand j'ai rentré dans le mur, car je dormais en marchant. Et heureusement, à midi après un petit snack, j'ai enfin pu me coucher!

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